Robert Schwartzwald
Université de Montréal
J’ai récemment eu le plaisir de visiter deux expositions remarquables portant sur la sexualité, l’une à Berlin, l’autre à Vienne. Dans la capitale allemande, en 2015, l’exposition “Homosexualities” s’est tenue sur deux sites, soit le Musée historique allemand (DHM) et le Schwules Museum, tandis qu’en 2016, “Le sexe à Vienne” a occupé le Musée de la Ville de Vienne. De plus, j’ai eu la chance de m’entretenir avec des commissaires responsables de chacune d’elles.
Ma première visite au Musée historique allemand (DHM) remonte à 1978. Ou, pour être plus précis, j’ai visité l’édifice de l’occupant précédent, le Musée de l’histoire allemande (MDG) situé dans ce qui fut Berlin-Est, capitale de la République démocratique allemande (RDA). Le jour de la réunification (3 octobre 1990), les locaux du MDG, sur le boulevard Unter der Linden, ont été cédés au DHM, fondé par la République fédérale trois ans plus tôt, en 1987. Lorsque j’y suis retourné pour voir “Homosexualities”, en octobre 2015, la morne cour intérieure de l’édifice Zeughaus (l’Arsenal) original datant du 18e avait connu une remise en beauté : c’était maintenant un espace couvert, lumineux qui menait à un étonnant nouveau pavillon destiné aux expositions temporaires, conçu par I.M. Pei, architecte de l’entrée pyramidale du Louvre, à Paris et, un quart de siècle plus tôt, de la vénérable Place Ville-Marie de Montréal. Le jour de ma visite, le foyer de l’édifice original grouillait de jeunes écoliers qui s’amusaient à se prendre en photo les uns les autres sous les testicules pendouillantes des titanesques nus masculins d’Arno Breker, le sculpteur préféré de Hitler. Non loin de là, des statues de l’ex-RDA de Lénine et de Marx, lourdement vêtus, conservées à partir des collections du MDG, jetaient un regard hostile sur la scène!
L’autre partie de l’exposition, consacrée aux arts médiatiques et visuels, avait lieu au Schwules Museum de Berlin (le mot schwul peut se traduire par ‘pédé’). Fondé en 1985 et devenu un site de pélerinage bien connu des touristes LGBTQ, en 2013 le Musée a quitté son emplacement dans l’ancien quartier ‘bohème’ de Kreutzberg, à Berlin-Ouest, pour s’installer au rez-de-chaussée d’un édifice à condos moderne au coeur de Berlin-Ouest, à proximité des Bauhaus-Archiv. Au fil des ans le Musée a produit une remarquable série d’expositions, pour la plupart sous l’égide de Birgit Bosold, directrice des expositions et des finances. Il reçoit du soutien financier de l’état sur une base régulière depuis 2010, bien que l’état lui accorde aussi des fonds pour des projets spéciaux depuis 2004, y compris pour le développement et l’installation de l’exposition permanente. “Homosexualities” a été appuyé par les agences culturelles fédérales ainsi que par celles de l’état, et n’aurait pu être possible autrement, affirme Bosold.
Presque un an plus tard, je me suis retrouvé à l’exposition “Le sexe à Vienne”. Ouvert en 1958, le Musée de la Ville de Vienne est un lieu fade, fonctionnel. Sis non loin des opulents hôtels de style Beaux-arts du 19e siècle, de la Karlskirche baroque, et du Musikverein, temple de la musique néo-classique, il est un constat visuel austère de la transformation abrupte de l’Autriche, jadis siège d’un empire éblouissant devenu une petite république aux abords de l’Europe de l’Ouest. Aujourd’hui, Vienne est en plein essor grâce à une jeunesse migrante venant de l’Europe de l’Est et même d’Allemagne (renversant ainsi la tendance de plusieurs décennies), et devrait retrouver une population équivalente à celle de l’époque impériale d’avant-Première Guerre mondiale dans un avenir prévisible. Conséquemment, le Musée doit faire l’objet d’une expansion qui le verra englober la structure existante. Il s’agit là d’une affirmation contemporaine qui témoigne de confiance en soi dans un environnement dominé par les gloires architecturales du passé.
À Vienne, le nouveau directeur du Musée de la Ville, Matti Bunzl, a formé une équipe de six commissaires, y compris Andreas Brunner et Hannes Sulzenbacher, fondateurs de Zentrum QWIEN, le centre viennois pour la culture et l’histoire gaie et lesbienne. Bunzl connaissait les deux hommes depuis ses années comme doctorant, avant la fondation de QWIEN, alors que ces deux pionniers de l’histoire gaie l’avaient aidé à localiser des sources pour sa propre recherche.
Officiellement, QWIEN a ouvert ses portes en 2010, mais ses origines remontent à des festivals culturels LGBT antérieurs, avant que leurs discussions avec les autorités municipales ne convainquent celles-ci de sortir “l’argent gai” de Vienne de l’”enveloppe” culturelle pour le placer dans celle des archives. La première exposition à bénéficier de ce déplacement de fonds a été “Geheimsache: leben” (“Vies: Top Secret”), tenue en 2005-2006. Elle réunissait le travail de huit chercheurs à temps plein et, sans surprise, la quantité de matériel s’est avérée trop abondante pour permettre de la traiter à temps pour l’ouverture de l’exposition. Cela a aussi été un argument convaincant qui a mené les autorités de la ville à accepter la proposition de fonder une archive / bibliothèque / institut de recherche. Cette histoire est relatée dans “Stonewall in Vienna” (dont une version abrégée se trouve sur YouTube).
Aujourd’hui, Zentrum QWIEN est fortement subventionné par la ville – seul le Parti autrichien de la liberté (FPÖ), d’extrême droite, s’y oppose de façon systématique. Le Centre reçoit également de l’appui financier de fondations privées et de l’Université de Vienne. Il collabore officiellement avec l’Office du tourisme de Vienne, avec le Bureau viennois contre la discrimination, et avec le Comité responsable de planifier le mémorial qu’érigera la ville aux victimes LGBTQ des Nazis. Le Centre emploie plus de vingt personnes qui représentent une diversité d’âges et d’expériences de vie: certaines sont à contrat, d’autres sont des bénévoles venant des écoles, de l’université, et d’un programme de formation pour sans-emploi parrainé par l’état. Certains y remplissent leurs exigences de stagiaire, d’autres font de la recherche, d’autres encore n’y sont que par plaisir.
Peu de gens qui fréquentent régulièrement le Zentrum QWIEN sont issus de communautés immigrantes. D’après Sulzenbacher, la communauté immigrante LGBTQ est peu nombreuse, et il semblerait que celles et ceux qui y sont actifs, “ne s’intéressent pas à l’histoire” (quoi que, pour tout dire, il était convaincu que presque personne âgé de moins de 40 ans ne s’intéresse à l’histoire gaie!). Néanmoins, QWIEN collabore avec le festival annuel de films realisés par des personnes issues de l’immigration, et propose des visites spéciales de l’exposition “Le sexe à Vienne” à ces groupes. Présentement, un projet est en oeuvre qui portera sur la représentation et la reconnaissance de “l’homme oriental” en Europe centrale.
STICHWORT, le fonds d’archive du mouvement des femmes et des lesbiennes à Vienne, a aussi contribué des objets à “Le sexe à Vienne”. Son site web décrit l’endroit comme “un espace pour femmes seulement et un lieu de débat féministe pour femmes; les archives sont accessibles aux personnes transgenres.” Vu que, en temps normal, les hommes cisgenres n’ont pas accès aux archives, “Le sexe à Vienne” leur offrait une occasion unique de voir des objets choisis tirés de sa collection.
D’après Bunzl, le concept initial de l’exposition était de concentrer sur la topographie sexuelle de Vienne, mais, vu l’échéance de dix-huit mois, l’idée est devenue trop lourde et dépourvue d’un fil conducteur : une nouvelle approche s’imposait. Brunner et Sulzenbacher m’ont expliqué que les commissaires ne souhaitaient pas monter une exposition sur la persécution du sexe, mais bien sur le faire du sexe; autrement dit, une exposition qui porterait un regard positif qui, malgré les persécutions et la criminalisation, montrerait que “le sexe doit / peut être un plaisir et que ce fut toujours le cas.”
Contrastant avec les spacieuses installations de l’exposition berlinoise “Homosexualities”, à Vienne les galeries de dimension plus modeste étaient pleines à craquer. Le jour de ma visite, l’espace vital n’existait à peu près plus. Il était quasi impossible de détourner le regard des autres visiteurs en contemplant la pléthore d’objets qui couvrait 400 ans de pratiques, de lieux et d’accessoires sexuels, qu’il s’agisse d’un godemiché ou d’une ceinture de masturbation (sorte de ceinture de chasteté pour garçons — contrairement à ce que son nom laisse entendre). Au lieu de cela, les corps se bousculaient un peu, pour tenter d’obtenir un quelconque avantage visuel, car la foule s’agglutinait devant les présentoirs vitrés regorgeant d’artéfacts et de panneaux explicatifs. Il m’a semblé que ceci était tout à fait pertinent pour une exposition qui ouvrait sur un Prologue dédié au “Regard”, et concluait avec une section intitulée “L’après-sexe c’est l’avant-sexe”. Qui sait combien de personnes ont pris cet axiome à coeur en quittant l’exposition? Un bon nombre, j’imagine, car “Le sexe à Vienne” a attiré quelque 76,800 visiteurs! Ainsi détient-elle la distinction d’être la plus fréquentée de toutes les expositions jamais présentées au Musée de la Ville de Vienne, le nombre record précédent étant de 65,000. À Berlin également la fréquentation a été impressionnante : environ 85,000 visiteurs sont passés au Musée historique allemand, un nombre comparable à celui d’autres expositions majeures, tandis qu’avec ses 15,000 visiteurs, le Schwules Museum a atteint un nouveau seuil de fréquentation. En 2016, l’exposition a déménagé au Musée d’état de Westphalie à Münster.
À Berlin, le DHM a exigé qu’un porno balken, une barrière, soit installée, avec un avertissement que des images exposées dans certaines galeries montraient des activités sexuelles explicites qui, selon la loi allemande, sont interdites à toute personne de moins de 18 ans. Mais le texte poursuit en exprimant ses réserves sur cette obligation : “Ce qui tombe précisément sous le terme ‘pornographie’ n’est toutefois pas légalement réglementé. Aujourd’hui, le terme est réduit à des notions d’augmentation du plaisir sexuel due à des représentations explicites ‘qui, d’après les idéaux sociaux généraux, dépassent clairement les limites de la décence sexuelle’ (Commentaire du Code criminel de Munich, 2012).” Le DHM a également placé des restrictions sur l’accès à certains contenus du catalogue dans les salles d’exposition même. Pour Andreas Brunner, qui a également été consultant pour l’exposition berlinoise, l’équipe à Vienne a bien pris acte pour leur propre exposition et choisi de ne faire aucune concession à cet effet. Elle a plutôt apposé une cote ‘X’ à l’exposition au complet et restreint l’entrée aux 18 ans et plus, en bonne mesure, a-t-il expliqué, pour faire échec aux attaques anticipées de l’église catholique et des partis politiques conservateurs.
En accord avec la mission du DHM, l’exposition à Berlin avait un point de vue national – ou bi-national, si l’on prend en compte les 40 ans d’histoire de la RDA – mais on y a aussi inclus du matériel venant d’autres pays lorsque celui-ci était considéré pertinent. À Vienne, la vaste majorité des artéfacts provenait de, ou portait sur, Vienne même; en fait, on regardait rarement plus loin. Ceci dit, il ne serait pas injuste de dire que l’exposition de Berlin avait été organisée dans la perspective de “avant, pendant, et après l’identité (homo)sexuelle”, alors que l’exposition viennoise l’avait été selon une perspective de “avant, pendant, et après le sexe.” Cette distinction était déjà évidente dans les sections d’ouverture de chacune, soit “La première fois” à Berlin, et “Avant le sexe” à Vienne. “La première fois” comportait un certain nombre d’objets dans des vitrines, chacun lié au souvenir d’une première expérience sexuelle “anti-normative”. La plupart de ces objets n’étaient pas particulièrement sexuels comme tel, mais tous étaient intimement liés à des expériences ayant mené à la prise de conscience que “Je suis différent” (Anders als die Andern, – Différent des autres – comme l’exprime le titre du film allemand classique de 1919). Pour cette section, un Appel de soumissions ressemblant à une sorte de “sortie du placard” avait été envoyé, invitant des contributions de la part de “quiconque a résisté aux normes hétérosexuelles dérivées d’une conception binaire de l’identité.” La qualité arbitraire et aléatoire de nombreux objets présentés rendait cette partie de l’exposition particulièrement réjouissante, mais le choix des objets avait aussi une visée ultérieure : ils étaient présentés comme catalystes servant à la formation d’identités sexuelles dissidentes qui s’organisent en principes de vie. Ici, autrement dit, une “première fois” laisse présager, ou annonce, une “nouvelle vie.”
À Vienne, une “première fois” ne porte rien de tel comme message : suivant la boutade de l’exposition, la première fois n’est qu’un prélude à une prochaine (et une autre!). Ici il y avait peu d’intérêt pour l’ajout de séquences d’actes sexuels à des récits d’identités “en plein devenir”. Souvent ludique, l’humeur de l’exposition m’a rappelé les paroles de la chanson de Cole Porter Let’s Do It! : “Birds do it, bees do it, even educated fleas do it!” (Les oiseaux font la chose, les abeilles aussi, même les puces bien élevées le font!). Ainsi, “Avant le sexe” était consacré à l’exploration de comment, au fil des siècles, les Viennois ont entrepris de se communiquer leurs désirs, soit via des codes socialement sanctionnés ou, de manière plus créative, en-dehors de ceux-ci. “Pendant le sexe”, la deuxième et la plus grande section, répertoriait les sortes de sexe qui ont été encouragées et même inventées au cours des siècles, et des lieux qui les ont accueillies ou été créés pour les recevoir. Cette section documentait aussi les formes de sexe découragées et réprimées à divers moments, par quels moyens, et pourquoi. Pour terminer, elle voulait savoir comment les personnes faisant l’amour, ou souhaitant le faire, négociaient ces diverses motivations et prohibitions, y compris leurs tentatives pour les contourner ou les subvertir. La dernière section, “Après le sexe”, examinait les anxiétés résultant de l’acte sexuel, y compris la possibilité d’une grossesse (ou son interruption) ou de maladie, mais aussi comment les gens se sentaient à propos de ce qu’ils venaient de vivre et, d’importance capitale, comment ils ont composé avec leurs émotions. Questions d’autant plus pertinentes dans une ville réputée pour le pouvoir qu’y exerce l’église catholique, et pour l’invention de la psychanalyse!
En revanche, l’exposition de Berlin (re)construisait les catégories d’identité sexuelle suivant un ordre historique, avant de les interroger et de les déstabiliser. Cela s’avère surtout dans les dernières sections, où les acquis plus récents de la théorie queer viennent porter sur les approches sexologiques et essentialistes passées. Avec l’identité, bien sûr, viennent les tropes de la dignité, du respect (y compris de soi-même), de l’autonomie, de l’auto-détermination – et leurs contraires. L’exposition explorait ces aspects à la fois de façon diachronique (l’histoire de la lutte pour la reconnaissance et les droits en Allemagne) de même qu’en passant par un examen transversal des discours religieux, juridique et conjugal lors d’époques précises. Dans la section “En cour”, on documentait méticuleusement les traitements juridiques réservés à la “sodomie”, l’immoralité, et les formes prohibées de comportement sexuel au fil des siècles. Elle présentait également une immense mappe-monde indiquant l’actuel statut juridique de l’homosexualité autour du monde. L’un des objets les plus notoires de toute l’exposition se trouvait dans cette section. Sans rien “dire”, il en disait long : la carte de visite déposée à l’intention du père de Lord Alfred Douglas, marquis de Queensberry, par Oscar Wilde. Parfaitement convenable et inoffensive, cette petite carte déclencherait une cascade d’événements haineux et humiliants qui mènerait à la condamnation et l’emprisonnement de l’écrivain irlandais. Empruntée à une source britannique anonyme, ladite carte aurait coûté plus cher que tous les autres emprunts réunis!
L’exposition viennoise elle aussi documentait les façons dont le sexe a été discipliné afin de refléter et solidifier les relations de propriété et de privilège. Toutefois, ses commissaires ont choisi d’insérer parmi ce matériel d’autres sortes de documentation dans le but de bâtir l’argument que, quelle que soit l’ampleur du contrôle policier exercé contre le sexe, ou des tentatives d’établir des codes normatifs pour le comportement sexuel, le sexe, non discipliné et en forte quantité, aura eu raison de tout. Pour Brunner et Sulzenbacher, la menace de violence étatique est, jusqu’à très récemment, restée lointaine pour la plupart des gens qui aimaient les rencontres de même sexe. La raison en est que les attentes bourgeoises visant les comportements requis par les notions modernes de la moralité sexuelle, et donc de la déviance et de la criminalité, ne leur avaient pas encore été appliquées. “Les masses”, semblerait-il, ne se sentaient pas (encore) concernées ou ne se reconnaissaient pas en tant que cible de cette répression policière, et continuaient tout bonnement à s’adonner à leurs chaudes pratiques. “Dans une grande ville comme Vienne, le sexe sera toujours pratiqué,” a affirmé Sulzenbacher. “Une métropole est un lieu de possibilités sexuelles qui aide les individus ayant des intérêts particuliers à se repérer.” Plus précisément, la ville du 19e et du 20e siècle a permis au “sexe à intérêt particulier” d’échapper au contrôle social dominateur : “cela dégageait de nouvelles possibilités.”
Pour Sulzenbacher, même la documentation la plus prolifique sur le “vice” sexuel contenue dans les archives de l’état et de la police n’est qu’un triste témoignage sur une minorité malchanceuse qui a été attrapée et punie. Et comme l’insistait Brunner, “Il y avait peut-être 300 gars en prison (pendant le période nazie) mais à l’extérieur, 3000 autres étaient actifs sexuellement et y trouvaient du plaisir.” Après l’Anschluss autrichien de 1938, a-t-il ajouté, la Gestapo a remis la plupart des dossiers sur les cas gais à Vienne à la police criminelle, après un an et demi d’opérations policières à deux volets. Seuls les cas “politiques”, c.-à-d. les cas où l’activité homosexuelle pouvait servir à faire chanter, pièger, ou extorquer de l’information d’un opposant idéologique, ont été retenus. Les Nazis étaient au courant de l’existence des bars gais à Vienne, mais, contrairement à Berlin, ne les ont jamais fermés. Ceux-ci sont demeurés plus ou moins intactes, a précisé Brunner, jusqu’à ce que les nouvelles campagnes de moralité sexuelle qui ont accompagné la république autrichienne d’après-guerre viennent perturber les espaces homosexuels établis depuis longtemps.
L’exposition de Berlin traitait de la NSZeit (l’ère nazie) avec grande solennité. À l’écart du reste de l’exposition, la vaste galerie “Triangle rose” présentait des témoignages d’homosexuels et de lesbiennes persecutés par les Nazis pour leur comportement “anti-social”. Le catalogue consacré à l’exposition note que “leurs récits représentent tous les autres que nous n’entendrons jamais.” Sous le Paragraphe 175, environ 100,000 hommes ont été ramassés en tant qu’homosexuels sous le Troisième Reich; environ 10,000-15,000 ont été déportés vers les camps de concentration. L’homosexualité était un vrai anathème pour l’idée de Volksgemeinschaft, la communauté « aryenne » racialisée, puisque ses pratiquants rejetaient non seulement la reproduction physique mais menaçaient aussi de détourner la jeunesse de ses devoirs patriotiques, biologiques et conjugaux. La puissance de cette idée malaisante s’exhibait dans l’exposition de Vienne, avec son “berceau nazi”, objet sans doute utilisé lors de cérémonies visant à remplacer les baptêmes, et orné d’inscriptions telles que : “La semence contient le tout” et “Mère Nature t’as donné du sang allemand : protèges-en la pureté, car il est ta plus importante possession.” Toutefois, l’aspect poignant du “Triangle rose” résidait dans sa documentation de l’humiliation incessante, et souvent intensifiée, endurée par les victimes pendant les décennies suivant la fin de la Deuxième Guerre mondiale. En Allemagne de l’Ouest, les homosexuels qui avaient été emprisonnés dans des camps de travail ou de concentration nazis à cause de leur orientation sexuelle — les “prisonniers à triangle rose” – étaient non admissibles à toute compensation ou pension. Avant de leur accorder du support, on les forçait souvent à garder le silence sur ce qui leur était arrivé. Des récits crève-coeur d’amants séparés par des familles qui les faisaient chanter, et de victimes viellissantes vivant dans la pauvreté et la solitude, dressent un portrait dévastateur de personnes doublement victimisées : d’abord par les Nazis, puis par les politiques réactionnaires de la République fédérale.
À Berlin, la question de la honte était explorée plus à fond dans l’approche novatrice d’une galerie-audio, “La honte et la disgrâce”, constituée d’un survol historique d’invectives homophobes, installée en forme de long corridor peint en couleurs chaudes avec des bancs confortables et située à un endroit stratégique sur le parcours de l’exposition, soit vers la mi-chemin. Le visiteur s’y installe avec bonheur avant de saisir que les hauts-parleurs l’entourant déversent sur son passage des délires verbaux haineux et absurdes à propos du désir homosexuel, émis au cours des siècles par des membres du clergé, des scientifiques, des politiciens et autres figures publiques. Je suis resté assis à écouter pendant quelques minutes, avec une fascination un peu scabreuse, mais l’urgence de quitter l’endroit s’est rapidement faite ressentir!
L’exposition de Berlin consacrait une importante quantité de ressources au travail des réformateurs en matière de sexualité. Kraft-Ebbing, Ulrichs et Hirschfeld y ont tous bénéficié d’une attention rigoureuse, et si leurs efforts en vue d’une réforme sociale étaient présentés comme digne de louange – surtout ceux de Hirschfeld, grâce à ses efforts inlassables pour obtenir la décriminalisation de l’homosexualité par l’abrogation du Paragraphe 175 du Code criminel allemand – les théories sexuelles qui dominent la fin du 19e siècle et le début du 20e sont ressenties comme profondément mal orientées. Les visiteurs cheminent à travers un étalage de toutes sortes de machins fabriqués pour mesurer et “guérir” la déviance. Ces appareils, parfois cruels, étaient les sinistres descendants d’un mariage entre le discours médicalisé sur le sexe et les « avancées » technologiques de l’époque. Plusieurs étaient influencés par les théories de “l’inversion” populaires à l‘époque, et les efforts non-consensuels pour éliminer la “contradiction” d’une âme de femme piégée dans un corps d’homme (ou vice-versa) nous apparaissent aujourd’hui particulièrement répréhensibles. Il n’est donc pas surprenant que certaines personnes transgenres aient été grandement offusquées par cette partie de l’exposition, car à leurs yeux, l’étalage même consistait en une sorte de violence, ou de re-victimisation. Lorsque nous en avons discuté, Bosold a reconnu l’impasse : un musée historique n’a-t-il pas le devoir d’exhiber ce passé, aussi douloureux soit-il? Elle a avoué que l’exposition avait échoué à sa tâche de fournir du matériel critique permettant d’aller au-delà de la souffrance dont témoignait encore ces objets, en grande partie parce que le passé ne se trouve pas du tout dans le passé. L’itinéraire de l’exposition, qui conduisait de cette section vers une autre sur la théorie queer, ne suffisait pas comme solution.
Dans la même veine, il est à noter que le seul désaccord sérieux entre les commissaires de Berlin et le DHM s’est produit au sujet de l’affiche pour l’exposition, qui comportait une image créée par l’artiste d’origine montréalaise Heather Cassils. “Advertisement: Homage to Benglis” fait partie d’une oeuvre plus vaste intitulée “CUTS: A Traditional Sculpture”, une performance en temps réel d’une durée de six mois en 2011. Il s’agit d’un pastiche du travail de l’artiste américaine Lynda Benglis, dans l’intention de présenter un modèle trans puissant, frappant, avec un torse déchiré, une mâchoire et des seins féminins “adoucis”, portant un jockstrap. Le Musée historique s’inquiétait du fait que cette image était une représentation confrontante et aliénante des lesbiennes et des hommes gais qui ne représentait pas leurs luttes d’une manière historique adéquate. Mais les critiques sont venues de l’”équipe-maison” également : certains activistes soutenaient qu’elle dépeignait les lesbiennes et les gais comme des monstres plutôt que des incarnations inspirantes de la diversité dans la sexualité humaine, tandis que des activistes transgenres ont attaqué les commissaires pour s’être approprié une image produite pour un “spectacle gai”, avec un résultat transphobique. Les commissaires ont défendu l’image, déclarant qu’elle était tout à fait dans le sillon de l’exposition, qui conduisait à la section finale, “What’s Next?” (Et maintenant?), où les définitions binaires du genre et de la sexualité étaient présentées comme étant maintenant sur le bord de fuite de l’histoire.
Dans l’exposition berlinoise, l’”Âge d’or” de la Libération gaie et lesbienne occupe une place prépondérante au coeur de la section “Savage Knowledge” (Savoir sauvage), une zone où sont documentés de A à Z des événements, lieux et personnalités LGBTQ en partant de la fin des années 60. Le design de cette section vise à communiquer la spontanéité et l’irrévérence du militantisme de rue de l’époque. Entre les panneaux informatifs sont intercalés des artéfacts relatant des moments parfois non remémorés des luttes LGBTQ de la fin du 20e siècle; ce sont ces textes et ces images qui composent la grande majorité des pages du catalogue de l’exposition. Il m’est rapidement devenu évident, en parcourant cette partie de l’exposition, qu’une des intentions était de rompre avec le “mythe de Weimar”, sans doute le plus souvent connu par le biais des écrits de Christopher Isherwood et ses amis W.H. Auden et Stephen Spender, et l’adaptation du roman Berlin Stories (Adieu à Berlin) de Isherwood en une pièce de théâtre et un film, “I Am a Camera” (Je suis une caméra) suivi du spectacle musical Cabaret, présenté à Broadway. Des artistes allemands, dont Christian Schad, ont aussi documenté la dynamique scène gaie des années 1920. C’est grâce à l’ensemble de cette oeuvre qu’a pu être composée la dernière exposition sur l’histoire gaie allemande tenue dans un musée officiel, “Eldorado: The History of Everyday Life, and Culture of Homosexual Women and Men, 1850-1950.” (Eldorado : L’histoire de la vie quotidienne et de la culture des femmes et homes homosexuels, 1850-1950). Celle-ci s’est tenue dans l’ancien Musée de Berlin (Ouest) en 1984, et ainsi nommée en hommage à un club gai berlinois des années Weimar.
Mais la période de Weimar n’aurait pu atteindre son statut de mythe sans les pionniers de l’histoire gai aux États-Unis, y compris George Mosse et Jim Steakley. On a largement présumé que la lutte allemande moderne pour les droits des gais post-1968 avait essentiellement repris là où la République de Weimar avait pris fin. Or l’exposition en donne une toute autre version : elle vise à démontrer que le movement de libération gai et lesbien n’était pas tant redevable aux réformateurs de Weimar qu’à la deuxième vague du féminisme, avec sa critique radicale du rôle du patriarcat dans les relations sociales capitalistes, de même que son impact sur le fonctionnement et l’organisation de la gauche elle-même. Une seconde “découverte” connexe amenée par cette section est que les actions des lesbiennes, des travailleuses du sexe et des personnes transgenres des années 1970 et 1980, furent systématiquement antérieures, plus fréquentes, et plus radicales que celles des groupes d’hommes gais. Bosold a été ravie quand j’ai partagé cette observation avec elle, manifestement satisfaite que l’exposition avait su être convaincante… à tout le moins pour moi!
Le jour où j’ai visité le Schwules Museum, j’ai eu l’opportunité de discuter non seulement avec Bosold mais aussi avec Detlef Wietz, qui a joué un rôle prépondérant dans la “scénographie” de l’exposition, et Peter Boragno, qui a géré l’ensemble de ses aspects historiques. Les trois s’entendaient pour dire que, même si les commissaires et l’administration du DHM avaient fait preuve de cordialité et leur avaient accordé leur appui, l’exposition représentait un événement unique qui n’y aurait aucun impact durable.
Pour conclure ce survol, je reviens à des sections consacrées à l’art que comportait chaque exposition, à la fois comme source documentaire pouvant affirmer l’existence de ce que les autorités prétendaient être invisible, et comme preuve de la résistance aux discours homophobes d’ordre religieux, juridique et médical. À Berlin, la galerie “Second Sex” (Le deuxième sexe) présentait des “portraits et auto-portraits par des femmes qui ne se conformaient pas à l’image dominante du féminin de leur époque,” tandis que “Other Images” (D’autres images) incluait des oeuvres sélectionnées parmi la Collection Sternweiler, une vaste archive de quelque “6,000 peintures, dessins, gravures, sculptures, phtographies et documents” qui datent du 16e siècle jusqu’à la seconde moitié du 19e. Cependant, Brunner a exprimé certaines réserves quant à l’utilisation par ces galeries de telles images pour construire, de manière anachronique, une histoire de l’”existence” gaie et lesbienne au cours des siècles précédents : “Devons-nous réellement présumer que deux hommes qui se tiennent par la main dans une photo datant de la fin du 19e siècle étaient des amants ou même des partenaires sexuels?” a-t-il demandé. “Le simple fait que deux hommes se tiennent par la main ne signifie pas qu’il s’agit d’un couple homo. J’ai une photo de mon père tenant un de ses amis par la main!” Même si cet argument m’a paru un peu trop insistant, il était entièrement représentatif de l’aversion ressentie par l’équipe de Vienne envers toute classification ou organisation des sexualités en “types”, surtout dans des approches transhistoriques.
Au Schwules Museum, l’exposition complémentaire d’arts visuel et d’arts de la scène contemporains, qui comprenait de la peinture et du dessin ainsi que du cinéma, de la vidéo, et des installations, visait à établir un contraste entre l’”art gai” normatif de la fin du 20e siècle et le travail plus déstabilisant, plus fluide quant aux genres, du 21e siècle. En particulier, l’insistence sur la “virilité” normative (l’esthétique du clone, par exemple) avec ses postures corporelles rigides et standards, son répertoire ritualisé de codes et pratiques sexuelles, placés en regard de performances de chanteurs et danseurs transgenres aux répertoires érotiques difficiles à fixer.
Prises ensemble, ces deux expositions ouvrent une voie vers ce qui pourrait se passer ici à Montréal. Contrairement à Berlin et Vienne, l’AGQ ne reçoit aucune subvention régulière de quelque instance gouvernementale que ce soit, et ne détient aucune entente formelle avec des institutions post-secondaires en vue de stages étudiants. “Les cabinets de curiosité LGBTQ+”, exposition du Centre international d’art contemporain de Montréal tenue en août 2017, offrait une variété dynamique de travail artistique LGBTQ+, accompagnée d’une série de conférences publiques, le tout entièrement auto-financé. Bien que Montréal soit dotée de plusieurs fondations privées consacrées aux arts, y compris le Centre Never Apart (Jamais séparés) d’orientation queer, il n’y a pas de fonds publics investis par des instances publiques pour la documentation et l’exploration du Québec queer. Les expositions de Berlin et de Vienne, et les organismes qui les ont parrainnés, proposent des exemples inspirants de collaborations qui restent à se concrétiser ici.
Traduit par Susanne de Lotbinière-Harwood
Photos : Robert Schwartzwald